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Words Lénaëlle FONTAINE / Photo : Tout droit réservé.
“Aujourd’hui va être une super journée, et voilà pourquoi…”
Voilà des années que le public français trépignait d’entendre ces mots être prononcés dans l’un de nos théâtres. C’est désormais chose faite avec l’arrivée en grande pompe de Cher Evan Hansen au théâtre de la Madeleine. Une version française que nous devons à Olivier Solivérès, qui nous avait déjà bouleversée avec Le Cercle des Poètes Disparus au Théâtre Antoine et au Théâtre Libre.
Cette fois-ci, il n’est pas question de pensionnat strict des années 60, mais d’une histoire qui pourrait tous nous concerner, surtout à l’air des réseaux sociaux et de l’hyperconnectivité des jeunes. Même si certaines nuances pourraient être apportées au fond de l’histoire, c’est la modernité et l’universalité du propos qui nous embarquent. Ici, les sujets du mal-être adolescent, de l’isolement, de l’anxiété et des relations entre pairs plongent le spectateur dans une histoire troublante, qui nous mettrait presque mal à l’aise tant elle est criante de vérité.
Une ambiance que l’on retrouve dès l’entrée dans l’auditorium avec des vidéos de la troupe occupant tout l’espace visuel. Instants de complicité entre les comédiens, visite des coulisses du théâtre, extraits des répétitions… Des moments de vie, comme une plongée dans leurs smartphones, qui parfois nous interrogent : où s’arrête la vie privée et où commence la vie publique ? En quelques instants, le décor est planté et nous avons 2 heures devant nous pour tenter de répondre à cette question.
Le premier challenge de Cher Evan Hansen tient dans son casting. Il faut viser juste pour ne pas tomber dans la caricature et la facilité du pathos creux.
Sur scène, c’est Antoine Le Provost qui interprète avec justesse le personnage d’Evan. Lorsque nous l’avions rencontré en amont de la grande première, il nous confiait son envie de ne pas dénaturer l’histoire et sa volonté de donner beaucoup de douceur à son personnage. Et c’est pour le moins réussi ! En 2 heures de spectacle et sans tomber dans une caricature malsaine, Antoine Le Provost s’impose presque comme une évidence et il parvient à aborder toutes les facettes d’Evan avec beaucoup de sincérité, de fragilité et de vulnérabilité. Démarche mal assurée, anxiété débordante, tics incontrôlables… Si prendre la relève de Ben Platt semblait être un véritable défi et un marathon à tenir sur la longueur, Antoine Le Provost le relève haut la main, aussi bien vocalement que dans l’attitude ! On retient particulièrement son interprétation du classique « Waving Through A Window » et du périlleux « Words Fail » qui nous laisse bouche bée.
Et lorsqu’un problème technique s’invite sur cette pénultième prestation, c’est tout le professionnalisme et la technique vocale du jeune artiste qui se dévoile sur scène. Un vrai tour de force qui met le talent du jeune comédien au premier plan !
À ses côtés, une galerie de 7 personnages vient graviter autour de ce personnage central. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’aucun n’a à palier de sa performance tant ils parviennent à assurer et s’approprier cette partition vocale bien plus que exigeante signée Pasek et Paul.
En première ligne, Antoine Galey et Lou Nagy qui interprètent les enfants Murphy, respectivement Connor et Zoé. Tout en nuance, les deux personnages pourraient être les deux côtés d’une même pièce tant les sentiments qui les habitent sont les mêmes. Quand le vrai Connor s’efface pour laisser place à celui imaginaire d’Evan, qui apparaît comme une projection de sa conscience, Antoine Galey se dévoile avec une grande profondeur. Torturé, sombre, imparfait, on apprécie son charisme presque magnétique et sa voix rauque habitée qui colle bien au personnage de Connor. Face à lui, Lou Nagy met en avant toute la dualité qui entoure le personnage de Zoé. Une confusion de sentiment qui contraste avec cette grande voix qui vient nous cueillir avec émotion sur « Requiem ». Tout au long du spectacle, Lou dévoile une large palette d’expressions, de la colère intérieure à la jeune fille apaisée, qui fait d’elle l’un des points forts de Cher Evan Hansen.
En dépit du drame qui entoure le livret de la comédie musicale, l’humour y occupe une place de choix. Il est parfois grinçant avec le personnage de Jared, ami d’Evan, brillamment interprété par Kevin Barnachea, et parfois attendrissant avec la maladresse d’Alana, jouée avec brio par Fanny Chelim. Deux vrais rayons de soleil un peu particuliers dans le tourbillon sombre qu’est le mensonge d’Evan. En définitive, n’importe quel jeune peut se retrouver parmi ces amis, et c’est bien le message que veut véhiculer le spectacle.
Avec Heidi, une mère-courage admirable, Armonie Coiffard vient apporter de la tendresse au monde d’Evan et tape dans le mile. Avec douceur, elle nous emporte avec sa version de « Si grand, si petit » (« So Big, So Small ») en bout de course et parvient à nous émouvoir en toute simplicité. On aime aussi l’intention qu’elle projette dans ce personnage et le réalisme qui s’en dégage tout au long de la pièce : une mère aimante qui ne laissera pas les aléas de la vie prendre le dessus. Une interprétation pétillante qui contraste avec le calme apparent des parents Murphy, ici Sandrine Seubille et Michel Lerousseau. Avec dignité, ils incarnent ces figures parentales bouleversées par le deuil et la perte tragique de l’un de leurs enfants, mais laissent transparaître quelques failles qui mettent en lumière un grand talent.
L’un des autres grands défis de cette adaptation était le passage de l’anglais au français des chansons. Bien connues des fans, « You Will Be Found » ou encore « For Forever », se sont imposées comme des classiques de Broadway en quelques années. Qu’à cela ne tienne, en français, elles prennent une place centrale et portent haut le message du spectacle avec des paroles lourdes de sens et parfaitement ciselées qui ne laissent pas le narratif au placard. Une adaptation contemporaine, moderne et qui nous fait vite oublier la version originale, que l’on doit à l’auteure-compositrice interprète Hoshi et à Frédéric Strouck et David Sauvage. Si il a fallu faire l’impasse sur une chanson, cela n’a pas d’impact sur la compréhension globale de l’histoire et le rythme est tenu durant les deux heures de spectacle, sans temps mort.
Parmi les temps forts musicaux, on retiendra le très dynamique « Cordialement, moi » (« Sincerely, Me » en VO), interprété par les déjantés Antoine Le Provost, Antoine Galey et Kevin Barnachea, qui vient apporter cette bouffée de bonne humeur. Le très important « Quelqu’un Viendra », sublimé par les voix à l’unisson de toute la troupe et le sincère « Si j’Osais Lui Dire » interprété en toute simplicité par Evan et Zoé. Bravo aux musiciens pour ces belles interprétations live des morceaux !
Pour raconter une telle histoire, une scénographie importante n’aurait pas sa place. Ici, c’est Sébastien Mizermont qui signe les décors minimalistes, rehaussés par les lumières précises de Dimitri Vassiliu, habillées d’un vidéo-mapping qui nous absorbent complètement et mettent le propos au premier plan : des lumières rouges lorsque la colère déborde, des images des réseaux sociaux qui avalent l’entièreté du plateau à mesure qu’Evan se perd dans ce monde virtuel, les paroles impactantes qui défilent sur les pourtours de la scène comme pour capter davantage le public… Un savant mélange qui marche efficacement !
Une version française, donc, qui n’a pas besoin de tricher et de se fourvoyer pour être sincère et toucher en plein cœur le public qui se laisse attraper avec une certaine facilité.
Cher Evan Hansen, au théâtre de la Madeleine avec Kevin BARNACHEA, Fanny CHELIM, Armonie COIFFARD, Antoine GALEY, Antoine LE PROVOST, Michel LEROUSSEAU, Lou NAGY, Sandrine SEUBILLE.