[Interview] Jacques Preiss “On savait qu’on participait à un bout de l’histoire avec cette comédie musicale”

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Words Léna Fontaine

Comment s’est passée la saison au Théâtre du Châtelet avec Les Misérables

C’était extraordinaire. Déjà pour l’avant, nous étions tous dans une sorte d’excitation folle. Quand  j’ai vu le mail avec le nom de toutes les personnes qui composaient le casting, solistes et ensemble, je me suis rendu compte qu’il n’y avait que des solistes. C’était fou ! Il y avait une petite  excitation, une petite pression aussi. Rien que pour la première répétition musicale, il y avait les  40 personnes du cast, les auteurs, les personnes de la mise en scène, la direction musicale, la  production et la technique ! il y a de quoi être un peu intimidé ! 

Ce n’était pas gagné. Ce n’est pas parce qu’a priori tu as un spectacle qui séduit,  qu’humainement, ça va bien se passer. À 40, qui plus est ! Dès le départ, très vite, et c’est un  sentiment que je garderai éternellement, je me suis rendu compte que je n’avais jamais vécu un  spectacle de cette envergure et de cette qualité, avec un tel rythme. Cela m’a montré que j’en  étais capable et que je pouvais tenir la distance. Mais surtout, ça m’a laissé des souvenirs  humains extraordinaires et de magnifiques rencontres. En répétition, le fait d’être toujours tous  ensemble nous a permis de créer un lien avec absolument tout le monde, sans aucune question  de géographie, de loges ou des personnes que l’on est plus amené à côtoyer. Et c’est cela qui a  permis de créer une vraie belle troupe. 

Marius et les Amis de l’ABC, c’est aussi une grande histoire d’amitié. Comment était  l’ambiance à Châtelet ? 

Évidemment, nous avons tous des partenaires de jeu privilégiés, avec qui une relation particulière  se crée nécessairement. Je pense par exemple à Juliette (Artigala) qui joue Cosette et que j’ai  rencontrée à l’enregistrement de l’album. Dès notre première rencontre, les premiers mots que  nous avons échangés étaient des vacheries et des vannes et cette ambiance est restée tout au  long de la saison. En créant cette complicité, sur scène, nous avons réussi à créer une connexion  qui était assez chouette. 

En plus, je trouve que Juliette a apporté à Cosette quelque chose qui n’avait pas encore été  tellement vu. Dans sa manière de l’interpréter mais aussi vocalement. C’était différent, moins  lyrique et ça apportait quelque chose de nouveau et de passionnant. 

Et en Stanley (Kassa), qui joue Enjolras, j’ai trouvé un ami, autant sur scène, qu’en dehors. J’insiste  sur cet aspect parce que c’est quelqu’un d’exceptionnel. Évidemment, le lien à l’extérieur influe  sur ce que nous donnons sur scène, mais aussi inversement. Ladislas Chollat, notre metteur en  scène, nous l’a rappelé : la connexion entre les deux personnages se fait au café, dans le premier acte, mais il faut la garder jusqu’au bout. Elle n’était d’ailleurs pas aussi présente dans d’autres  mises en scène. 

C’était particulièrement difficile au début, parce qu’en tant qu’Enjolras, Stanley a énormément de  choses à chanter et une révolution à chanter. Et moi, en tant que Marius, sur la barricade, même  si je suis tout le temps présent physiquement, je n’ai pas beaucoup à chanter en ce qui concerne  la révolution. Quand Marius chante, c’est pour parler de Cosette et de son amour pour elle (rires),  ou à Éponine qui est en danger. Une des seules phrases de révolutionnaire que je prononce est  “Les légions policières trouveront à qui parler.”. Donc pour arriver à garder une présence et une  connexion avec Enjolras, il fallait que je sois tout le temps près de lui physiquement ! 

Je pourrais tous les citer. Océane Demontis, par exemple, je n’avais jamais vu ça. Quand elle a  chanté pour la première fois « Mon histoire » en répétition pour le showcase, je me suis pris 18  uppercuts dans la figure. La première fois que je l’ai vue sur scène, c’était dans Le Roi Lion. Et au  moment où elle a commencé à chanter “Terre d’Ombre”, j’avais rarement ressenti ça mais j’étais  physiquement collé au siège. Et puis par la suite, une réelle amitié s’est créée, je suis extrêmement  admiratif à la fois de l’artiste et de la personne qu’elle est. 

Ensuite il y a Claire (Pérot – Fantine), les Thénardier, Jean Valjean, Javert… Toutes les rencontres,  mes amis de l’ensemble, sont des personnes artistiquement et humainement fabuleuses. C’est rare ! 

Jouer Les Misérables à domicile, en français, 44 ans après la première production, qu’est-ce  que ça fait ? 

Dans le casting, certains étaient de très grands connaisseurs de l’œuvre, avaient vu de  nombreuses fois les productions anglo-saxonnes, connaissaient les paroles par cœur ou les  interprètes des autres versions. Moi, j’avais travaillé l’œuvre en formation. À l’époque, je jouais  Valjean, je n’avais peut-être pas la voix de l’emploi mais c’était passionnant ! Je connaissais donc  la plupart des chansons mais je n’étais pas un grand connaisseur de l’œuvre, j’arrivais assez frais. 

J’avais lu le roman pendant le confinement et déjà à l’époque, je m’étais dit que je n’avais jamais  rien lu d’aussi beau de toute ma vie. Et depuis, ça n’a pas changé. Les histoires sont fabuleuses,  la langue employée est extraordinaire, les liens entre les gens sont travaillés. Même dans les lieux  mentionnés : certains sont à 200 mètres du théâtre du Châtelet, nous sommes vraiment en plein  cœur de l’action ! 

C’est le retour que j’ai eu des spectateurs : par rapport à d’autres productions, ils n’étaient pas  toujours en mesure de pointer concrètement ce qui était différent, mieux ou moins bien, mais ils  trouvaient ça plus français ! Pour avoir analysé ça, la production est peut-être moins épique, moins dans la démonstration foisonnante. Dans l’angle, on est plus dans la noirceur des destins  et de l’histoire. Et dans la subtilité des liens entre les différentes personnes. C’est ce que j’ai  ressenti et j’avais l’impression qu’en chantant les mots d’Alain Boublil sur la musique de Claude Michel Schönberg, on incarnait l’histoire. J’y ai trouvé une résonance en tant que français. Certes  les enjeux sociétaux ont changé en termes de forme, mais ils sont encore bien présents. C’est  bateau de dire que c’est intemporel et que ça ne vieillit pas, mais pour le coup, c’est vrai. 

Et puis, ça résonne avec notre âme qui est liée à notre pays. Qu’on soit plus ou moins critique  avec ce dernier, l’œuvre résonne avec l’histoire qui nous est léguée. À chaque final, la troupe  descendait dans les travées, les lumières s’allumaient et je voyais des visages plissés, en larmes,  émus, mais aussi pleins d’espoir et de joie. C’est peut-être une interprétation de ma part, mais  j’avais l’impression de voir des gens qui se disaient “ça nous raconte nous.” 

Il y a un sentiment d’unité quand on assiste à une représentation des Misérables. Et son sujet  très grave résonne encore dans le cœur et la tête du public. Qu’est-ce que cela représente  de jouer cette pièce aujourd’hui ? 

Notre metteur en scène nous a parlé des mots d’Hugo, nous a parlé de l’aspect politique aussi.  Mais le spectacle, à partir du moment où tu le joues et le chante, il agit de lui-même, il n’y a pas  de messages à rajouter dessus. 

Jouer dans ce lieu, c’était particulier aussi. Avoir Claude-Michel Schönberg et Alain Boublil avec  nous, c’était une chance inouïe. Ils nous ont dit “rendez-vous compte, vous jouez cette histoire là, qui est l’histoire de gens qui étaient à deux pas d’ici.”. Le jour de la première, Claude-Michel nous a dit de donner cela aux gens, car ça raconte leur vie. Et Ladislas nous a rappelé qu’il y avait de l’espoir derrière, c’était effectivement très important. 

Cependant, nous n’avons pas travaillé avec une pression particulière ou l’impression qu’il fallait  être à la hauteur d’un héritage. C’était nos Misérables. On savait qu’on participait à un bout de  l’histoire avec cette comédie musicale, alors on se le rappelait parfois avec un sourire presque  incrédule. Ça nous paraissait tellement énorme par rapport à l’aspect très concret de ce que l’on  faisait en répétition, à Romainville, dans une salle pas chauffée où on ne s’entendait pas (rires).  Donc on se le rappelait, non pas pour que cela nous écrase, mais pour se sentir à la hauteur de  l’histoire racontée. 

Et personne ne fait la révolution comme les français ! 

Oui, c’est très français ! Les Misérables c’est l’œuvre française par excellence. On ne veut pas faire  de généralité sur les peuples, mais quand même, s’il y a une chose qui ressort à l’étranger sur les Français, c’est ça et on en est fiers ! Tant que l’on arrive à râler, débattre et se révolter, c’est qu’a priori, on va bien. (rires) 

S’attaquer au monument qu’est Les Misérables, est-ce intimidant ? 

C’est un ressenti très personnel. Ladislas, en tout cas, ne nous a jamais véhiculé la moindre  pression. En revanche, pour ce qui est de l’importance de l’histoire à défendre, oui. 

Pour ce qui est des versions précédentes, nous nous sommes dit dès le départ que c’était notre  version. Grâce au travail en amont de Ladislas, nous nous sommes sentis libérés de beaucoup  de choses. Nous avions un cadre très précis, mais si Ladislas voyait que quelque chose ne  fonctionnait pas, il réadaptait immédiatement en nous proposant quelque chose d’autre. Il ne  nous laissait jamais en plan, avait toujours des indications pour construire nos rôles et nos  intentions. 

Il le répétait, il fallait faire résonner la grande histoire grâce aux petites histoires, mais il ne fallait  pas que les petites histoires prennent le pas sur la grande. Par exemple, tout ce qui se passe au  sein en arrière-plan, sur les tableaux collectifs, ne devait pas dépasser les enjeux premiers. Mais  en même temps, tout se nourrit et permet de raconter ce qui est grand. 

À cette fin, Ladislas nous a demandé d’avoir un jeu très naturaliste et non grandiloquent. Et c’est  logique ! Il est possible d’être très naturaliste, mais jouer grand dans l’enjeu et dans l’intention. Il  ne faut pas chercher à jouer des codes ou se référer à d’autres. Chacun son lien avec l’œuvre  évidemment et chacun ses influences. Personnellement, mon enjeu était d’être à la hauteur de  Marius et que mon personnage réussisse à raconter une partie de l’histoire. 

Pour moi, la plus belle chanson du spectacle est “Souviens-toi des jours heureux”, que ce soit par  la mélodie ou par la nostalgie qu’elle véhicule. Il y a la joie de se souvenir de ces instants-là, mais  il y a la peur de les perdre pour toujours aussi. La communion qu’il y a entre nous, c’est vraiment  un moment particulier. 

Cette approche et la fraîcheur apportée par la production française, avec un twist très  moderne, c’est peut-être ce qu’il manque aujourd’hui aux autres productions. 

Par définition, je ne peux pas savoir ce que ressent un Anglais lorsqu’il va voir la version anglaise  (rires). Mais pour nous, cette histoire étant française, on la vit d’une façon qui fait qu’il y a peut être des choses qui vont nous parler plus directement.

Comment s’est passée la rencontre avec Marius ? Quelle relation entretenez-vous avec ce  personnage si singulier ? 

Notre relation est longue, c’est celle d’un vieux couple. Je l’ai rencontré quand je suis entré en  formation en Classe Libre Comédie Musicale au Cours Florent. Au deuxième tour des auditions,  on avait une liste de chansons imposée et à l’époque, rappelons-le, ma culture comédie musicale  était à zéro ! (rires) La dernière de cette liste était “Seul Devant Ces Tables Vides”. A la première  écoute, je me dis “Oh, c’est beau ça”. Je la travaille, je passe le second tour, et je m’effondre en  larmes à la fin de la chanson. C’est en partie grâce à cette chanson que j’ai pu accéder à ce milieu là. 

Le processus d’audition a été long et rocambolesque. Quand j’ai postulé une première fois pour  Les Misérables, il n’y avait pas de place disponible pour Marius. Puis, la seconde fois, j’ai d’abord  été pris comme doublure, pour finalement être titulaire. En ce qui concerne Marius, certains  peuvent le trouver un peu transparent. Mais cela dépend vraiment des nuances que l’on va lui  donner. Effectivement, l’essentiel de ce qu’il chante est lié à ses sentiments amoureux et si on ne  le fait pas exister autrement, il ne sert pas énormément la trame principale de l’histoire. J’avais  donc cette volonté que la chanson “Seul Devant Ces Tables Vides” ait du sens ! Ça a été un gros  travail, de le faire prendre part à la cette révolution. 

Durant les répétitions, Ladislas m’a dit “ton Marius amoureux, je l’ai. En revanche, ton Marius  Révolutionnaire, on ne le voit pas assez.” Je devais le faire exister aux côtés d’Enjolras. Je ne m’en  rendais pas forcément compte dans l’action, mais en regardant les vidéos des filages, durant le  deuxième acte, sur la barricade, je me fondais dans la masse des autres étudiants. On voyait  Enjolras, mais Marius, non. Alors j’ai repris toutes les scènes et j’ai repensé à la manière de me  placer et la manière de jouer, pour être un peu plus engagé dans le corps et ne pas faire que  Marius suive simplement. 

À chaque décision d’Enjolras, il est à ses côtés pour les approuver et les mettre en œuvre. J’ai relu  également le roman pour essayer de retrouver les liens qui lient les personnages. Il y a d’ailleurs  cette comparaison entre les deux qui m’a marquée : Enjolras, qui reste en retrait pour guider et  organiser la révolte, et Marius, le fou qui monte en haut de la barricade, à découvert, pour  attaquer. Je me suis dit, s’ils sont comme ça, je vais les faire exister comme ça sur scène. 

Stanley, lui, a travaillé cet aspect très terrien, très concret et ancré. Cet idéal de la révolution. Moi,  j’ai essayé d’apporter avec Marius une idée plus sentimentale dans sa conception de la révolte et  dans la façon dont il réagit. Par exemple, à la mort de Gavroche, qui nous atteint tous, ce qui m’est  venu spontanément c’est de me jeter dans les bras de Stanley. Enjolras, malgré le fait qu’il soit  perforé, il reste très droit. Marius se jette vers lui car il sait qu’il a un appui et qu’il vient déjà de  perdre Éponine. D’ailleurs, quand elle meurt, Enjolras est juste à côté. Chaque soir, Stanley me  disait “Il faut vraiment que je m’accroche à mon Enjolras pour ne pas pleurer”, parce que mon  premier regard est pour lui après avoir embrassé le front d’Éponine.

Une fois que ces deux aspects de Marius ont existé, j’étais content ! 

En dehors des planches, tu es pilote. D’où viennent ces deux passions ? 

Ces deux passions viennent d’assez loin. Le souhait de devenir pilote est né quand j’avais 6-7 ans,  un été où des parents d’amies m’ont demandé le métier que je voulais faire, et m’ont entre autres  parlé de celui-là, auquel je ne connaissais rien évidemment mais qui m’a plus et attiré tout de  suite dans sa description. C’est longtemps resté un doux rêve inaccessible et abstrait jusqu’à ce  que je m’y penche réellement et passe le concours de l’Ecole Nationale de l’Aviation Civile (ENAC)  en 2012. 

La passion pour le spectacle et la musique viennent de l’enfance, mes parents et grands-parents  m’ayant emmené voir un très grand nombre de spectacles et fait écouter beaucoup de musique,  classique ou contemporaine. Mes parents étant professeurs de lettres, j’ai toujours baigné dans  un environnement littéraire, ce qui m’a évidemment donné goût aux mots et aux textes. Vers mes  10 ans, étant un enfant assez actif, ma pédiatre avait proposé à mes parents de m’inscrire au  théâtre pour canaliser toute cette énergie, mais je n’en avais pas eu le temps. Et c’est entre les  deux dernières phases assez éloignées dans le temps de ma formation de pilote en 2015, que ce  désir de théâtre a refait surface, et ne connaissant rien à ce milieu si ce n’est le Cours Florent, j’ai  cherché le moyen d’y entrer, j’ai effectué le stage d’accès en une semaine, qui fut, le mot n’est  pas trop fort, une vraie révélation, et une conviction immédiate d’être au bon endroit. Puis j’ai  intégré le cursus Théâtre, avant, à la fin de la troisième année, de tenter et de réussir le concours  de la première promotion de la Classe Libre Comédie Musicale, en partenariat avec le Théâtre  Mogador. 

Comment concilier ces deux vies ? 

J’ai toujours réussi à poser des jours off ou des congés, selon la durée du contrat, pour pouvoir  effectuer les deux en parallèle. J’ai eu la chance de travailler dans des compagnies qui m’en ont  donné la possibilité, et cet équilibre me convient. J’aime avoir un pied dans ces deux mondes si  différents. 

Quickfire : 

La scène ou les airs ? 

Emotionnellement c’est beaucoup plus fort sur scène et en même temps, pilote c’est mon rêve  de gosse. Je dis joker !

Marius l’amoureux ou Marius le Révolutionnaire ? 

Le révolutionnaire, parce qu’il y a de l’amour dedans. 

Si vous deviez jouer quelqu’un d’autre que Marius, qui serait-ce ? Javert ! 

3 mots pour décrire Les Misérables ? 

Grand, émouvant, juste.

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